(Interview: Les Champs de la Machine) |
m |
||
Line 53: | Line 53: | ||
Dans les musiques électroniques, les dates de péremption des disques se révèlent parfois courtes : les jours peuvent valoir des semaines et les années des siècles. [[Boards Of Canada]] est assurément une denrée musicale non périssable. Si le temps ne semble pas avoir de prise sur leur musique, ça n'est pas uniquement parce que les deux frangins sont fanatiques d'équipements vintage. Certes, les vieilles machines confèrent une certaine patine à leur son, mais la situation géographique de leur résidence et de leur studio y contribue tout autant. C'est sûr, dans la campagne écossaise où sont reclus les deux compositeurs, le temps passe moins vite. Beaucoup moins vite. Si vivre ainsi isolés leur permet de développer un imaginaire différent, cela peut être aussi le chemin le plus direct vers le ressentiment antisocial et la paranoïa. Comment trouver le juste équilibre ? "Ah ah, mais nous ne sommes quand même pas des ermites !", nous précise [[Mike Sandison]] par email, une façon de communiquer privilégiée par le groupe à l'heure de promouvoir [[Tomorrow's Harvest]] dans le monde. | Dans les musiques électroniques, les dates de péremption des disques se révèlent parfois courtes : les jours peuvent valoir des semaines et les années des siècles. [[Boards Of Canada]] est assurément une denrée musicale non périssable. Si le temps ne semble pas avoir de prise sur leur musique, ça n'est pas uniquement parce que les deux frangins sont fanatiques d'équipements vintage. Certes, les vieilles machines confèrent une certaine patine à leur son, mais la situation géographique de leur résidence et de leur studio y contribue tout autant. C'est sûr, dans la campagne écossaise où sont reclus les deux compositeurs, le temps passe moins vite. Beaucoup moins vite. Si vivre ainsi isolés leur permet de développer un imaginaire différent, cela peut être aussi le chemin le plus direct vers le ressentiment antisocial et la paranoïa. Comment trouver le juste équilibre ? "Ah ah, mais nous ne sommes quand même pas des ermites !", nous précise [[Mike Sandison]] par email, une façon de communiquer privilégiée par le groupe à l'heure de promouvoir [[Tomorrow's Harvest]] dans le monde. | ||
+ | |||
{{boc|"Quand nous parlons d’isolement, c’est d’un point de vue artistique, pas social. Nous ne ressentons pas le besoin de traîner dans un contexte urbain, de nous tenir au courant de tout ce qui se fait en musique, de ce qui est populaire, etc. Ce genre de choses - la mode, la culture urbaine - relève du bruit pour nous, comme des interférences radio. Et cela devient une grosse source de distraction lorsque nous essayons de créer notre propre musique. Je trouve qu’une bonne partie de la musique actuelle sonne comme si elle était composée par des artistes qui regardent chacun par-dessus l'épaule de l’autre. Je préférais l’époque pré-Internet quand les genres musicaux étaient clairement différenciés parce que ça permettait aux groupes et aux styles de musique en général d’évoluer indépendamment et de se développer pleinement, de façon concentrée et exclusive. L’Internet et la vie urbaine hyperconnectée a détruit cette pureté d’action."}} | {{boc|"Quand nous parlons d’isolement, c’est d’un point de vue artistique, pas social. Nous ne ressentons pas le besoin de traîner dans un contexte urbain, de nous tenir au courant de tout ce qui se fait en musique, de ce qui est populaire, etc. Ce genre de choses - la mode, la culture urbaine - relève du bruit pour nous, comme des interférences radio. Et cela devient une grosse source de distraction lorsque nous essayons de créer notre propre musique. Je trouve qu’une bonne partie de la musique actuelle sonne comme si elle était composée par des artistes qui regardent chacun par-dessus l'épaule de l’autre. Je préférais l’époque pré-Internet quand les genres musicaux étaient clairement différenciés parce que ça permettait aux groupes et aux styles de musique en général d’évoluer indépendamment et de se développer pleinement, de façon concentrée et exclusive. L’Internet et la vie urbaine hyperconnectée a détruit cette pureté d’action."}} | ||
+ | |||
Vous avez dit rétrograde ? Les cités modernes émettent donc des ondes négatives qui nuisent à la créativité. Pour surenchérir, comme il l’avouait récemment (par mail) au Guardian en faisant référence au livre You Are Not A Gadget (2010) de l’essayiste américain Jaron Lanier, [[Mike]] considère que "la technologie contemporaine nous donne souvent l’illusion du pouvoir alors qu’en réalité elle ne cesse de nous retirer notre liberté et homogénéise le comportement des utilisateurs." Ce constat morose mais finalement pertinent sur la société a tendance à se propager depuis quelque temps. Il rappelle la vison des films d’anticipation post-atomique des années 70 - Soylent Green (1973), Logan’s Run (1976), Silent Running (1972), Phase IV (1974), etc. - et des séries B paranoïaques du début des années 80 (notamment les films de zombie italiens). Assez peu perspicaces voire franchement fantaisistes sur le plan de la prospective, ces films sont beaucoup plus intéressants sur ce qu’ils révèlent de nos angoisses sociales ou écologiques et de nos phobies collectives. Derrière l’apparence d’un cliché Instagram, la pochette de [[Tomorrow's Harvest]] est au diapason : la silhouette des immeubles de San Francisco brise la ligne d’un horizon désolé et disparaît comme phagocytée par une lueur incandescente. On contemple alors une cité agonisante, puis un mirage ; la rémanence d’un futur utopique oublié... Une fois le disque posé sur la platine, cette atmosphère est presque palpable. [[Mike]] en rajoute une couche, toujours auprès du Guardian: | Vous avez dit rétrograde ? Les cités modernes émettent donc des ondes négatives qui nuisent à la créativité. Pour surenchérir, comme il l’avouait récemment (par mail) au Guardian en faisant référence au livre You Are Not A Gadget (2010) de l’essayiste américain Jaron Lanier, [[Mike]] considère que "la technologie contemporaine nous donne souvent l’illusion du pouvoir alors qu’en réalité elle ne cesse de nous retirer notre liberté et homogénéise le comportement des utilisateurs." Ce constat morose mais finalement pertinent sur la société a tendance à se propager depuis quelque temps. Il rappelle la vison des films d’anticipation post-atomique des années 70 - Soylent Green (1973), Logan’s Run (1976), Silent Running (1972), Phase IV (1974), etc. - et des séries B paranoïaques du début des années 80 (notamment les films de zombie italiens). Assez peu perspicaces voire franchement fantaisistes sur le plan de la prospective, ces films sont beaucoup plus intéressants sur ce qu’ils révèlent de nos angoisses sociales ou écologiques et de nos phobies collectives. Derrière l’apparence d’un cliché Instagram, la pochette de [[Tomorrow's Harvest]] est au diapason : la silhouette des immeubles de San Francisco brise la ligne d’un horizon désolé et disparaît comme phagocytée par une lueur incandescente. On contemple alors une cité agonisante, puis un mirage ; la rémanence d’un futur utopique oublié... Une fois le disque posé sur la platine, cette atmosphère est presque palpable. [[Mike]] en rajoute une couche, toujours auprès du Guardian: | ||
− | {{boc|""Nous sommes devenus beaucoup plus nihilistes au fil du temps. Dans un sens, nous célébrons l’idée d’effondrement (ndlr: cf le titre Collapse au milieu du disque) plus que nous tentons d’y résister: C’est probablement un album déprimant mais ça reste une question de point de vue. Il ne s’agit pas tant d’une œuvre post-apocalyptique, il y est plutôt question d’une étape qui nous attend tous, inexorablement." "}} | + | |
+ | {{boc|""Nous sommes devenus beaucoup plus nihilistes au fil du temps. Dans un sens, nous célébrons l’idée d’effondrement (ndlr: cf le titre [[Collapse]] au milieu du disque) plus que nous tentons d’y résister: C’est probablement un album déprimant mais ça reste une question de point de vue. Il ne s’agit pas tant d’une œuvre post-apocalyptique, il y est plutôt question d’une étape qui nous attend tous, inexorablement." "}} | ||
+ | |||
Voilà pour le décor. Certes, en fonction de ses expériences cinématographiques, de ses lectures ou du rapport que chacun entretient avec la musique de [[Boards Of Canada]], l’album n’évoquera probablement pas les mêmes images. Le canevas dramatique élaboré ici par le duo écossais est d’une précision telle que les collages aléatoires et abstraits de films Super 8 qui font office de vidéos promotionnelles ne sont pas aussi pertinents. Non, même si on y retrouve une certaine douceur sonore familière, [[Tomorrow's Harvest]] n’est vraiment pas un album d’electro ambient progressive ou un kaléidoscope sonore acidulé. Il a été conçu comme une bande originale de film et se doit d’être écouté ainsi. Malheureusement, aujourd’hui, plus personne n’est capable de tourner le long-métrage idoine et c’est sans doute aussi pour cela que la nostalgie opère dès les premières notes. Les frères Sandison reconnaissent d’ailleurs volontiers avoir beaucoup étudié les compositeurs des séries B des années 70 et 80 : Mark Isham, Fabio Frizzi (compositeur de Zombi 2 en 1979, fausse suite italienne des films de George A. Romero), Stefano Mainetti (Zombi 3, 1988), Wendy Carlos (The Shining en 1980, Tron en 1982) ou encore John Harrison. Ce demier semble trouver une place particulière dans leur panthéon. Le motif sonore décliné sur [[White Cyclosa]], un extrait de [[Tomorrow's Harvest]], ressemble ainsi étrangement à l’introduction que Harrison joue sur The Dead Suite, un extrait de la BOF de Day Of The Dead (1985), le film de George A. Romero. Certes, la tonalité générale de [[Tomorrow's Harvest]] n’est pas aussi oppressante et nihiliste qu’un film de morts-vivants. Les atmosphères sont plus nuancées et les sentiments qui s’en dégagent plus variés mais pas moins intenses. C’est en tout cas l’un des hommages les plus sincères et émouvants rendus par la musique électronique au cinéma de genre. Laissons maintenant [[Marcus]] et [[Mike]] étayer la belle affaire à leur manière. | Voilà pour le décor. Certes, en fonction de ses expériences cinématographiques, de ses lectures ou du rapport que chacun entretient avec la musique de [[Boards Of Canada]], l’album n’évoquera probablement pas les mêmes images. Le canevas dramatique élaboré ici par le duo écossais est d’une précision telle que les collages aléatoires et abstraits de films Super 8 qui font office de vidéos promotionnelles ne sont pas aussi pertinents. Non, même si on y retrouve une certaine douceur sonore familière, [[Tomorrow's Harvest]] n’est vraiment pas un album d’electro ambient progressive ou un kaléidoscope sonore acidulé. Il a été conçu comme une bande originale de film et se doit d’être écouté ainsi. Malheureusement, aujourd’hui, plus personne n’est capable de tourner le long-métrage idoine et c’est sans doute aussi pour cela que la nostalgie opère dès les premières notes. Les frères Sandison reconnaissent d’ailleurs volontiers avoir beaucoup étudié les compositeurs des séries B des années 70 et 80 : Mark Isham, Fabio Frizzi (compositeur de Zombi 2 en 1979, fausse suite italienne des films de George A. Romero), Stefano Mainetti (Zombi 3, 1988), Wendy Carlos (The Shining en 1980, Tron en 1982) ou encore John Harrison. Ce demier semble trouver une place particulière dans leur panthéon. Le motif sonore décliné sur [[White Cyclosa]], un extrait de [[Tomorrow's Harvest]], ressemble ainsi étrangement à l’introduction que Harrison joue sur The Dead Suite, un extrait de la BOF de Day Of The Dead (1985), le film de George A. Romero. Certes, la tonalité générale de [[Tomorrow's Harvest]] n’est pas aussi oppressante et nihiliste qu’un film de morts-vivants. Les atmosphères sont plus nuancées et les sentiments qui s’en dégagent plus variés mais pas moins intenses. C’est en tout cas l’un des hommages les plus sincères et émouvants rendus par la musique électronique au cinéma de genre. Laissons maintenant [[Marcus]] et [[Mike]] étayer la belle affaire à leur manière. | ||
Line 387: | Line 391: | ||
− | “Retro” you can say that again! So then, urban modernity creates negative vibes that affect creativity. On top of that, as he confessed recently by email to the Guardian, in reference to the book You Are Not A Gadget (2010) by the American author Jaron Lanier, Mike believes that “modern technology often gives an illusion of empowerment while in reality it's increasingly all about removal of liberty, and homogenising the user base." This morose yet relevant observation of society has been growing for some time. It recalls the post-apocalyptic films of the 70s - Soylent Green (1973), Logan's Run (1976), Silent Running (1972), Phase IV (1974), etc. - paranoid low budget series of the early '80s (Italian zombie films notably). A fairly uninsightful and downright fanciful forecast, these films are much more interesting in that they reveal our social and ecological anxieties; our collective phobias. Despite the appearance of a clichéd Instagram, the cover of [[Tomorrow's Harvest]] just… fits: the San Francisco skyline breaks the line of a desolate horizon and disappears as if engulfed by an incandescent glow. We look upon a city as if in agony, then as a mirage, the persistent memory of a forgotten utopian future ... When the needle hits the vinyl, the atmosphere is almost palpable. Mike lays it on thick in the Guardian interview again "We've become a lot more nihilistic over the years. In a way we're really celebrating an idea of collapse (the track Collapse is in the middle of the album) rather than resisting it. It's probably quite a bleak album, depending on your perspective. It's not post-apocalyptic so much as it is about an inevitable stage that lies in front of us." So much for setting the scene. Certainly, based on one’s personal film experience, or the rapport that each of us has with the music of [[Boards Of Canada]], the album probably won’t evoke the same images. The precise dramatic outline drafted here by the Scottish duo, show that the random and abstract Super8 collages that once served as promotional videos are now an irrelevance. Even if we find a few smooth, familiar sounds, [[Tomorrow's Harvest]] is not really an album of progressive ambient electro or an acidic sound kaleidoscope. It was conceived as a soundtrack and must be taken as such. Unfortunately, today, no one is around to make the ideal film for it and this is probably also why nostalgia operates from the very first notes. The Sandison brothers also tip their hats to low budget series composers from the 70s and 80s : Mark Isham, Fabio Frizzi (the composer for Zombi 2 in 1979, a fake Italian Romero sequel), Stefano Mainetti (Zombie 3, 1988) Wendy Carlos (The Shining in 1980, Tron 1982) or John Harrison. The latter seems to find a special place in their repertoire. The sinking feeling of [[White Cyclosa]] (track 3 of [[Tomorrow's Harvest]]) strangely resembles the introduction that Harrison plays for The Dead Suite, from the soundtrack of Romero’s Day Of The Dead (1985), whilst not being as oppressive and nihilistic as a zombie film. The atmospheres are more subtly layered and the emotions that emerge more diverse, but no less intense. This is certainly one of the more sincere and moving tributes given to this genre of cinema from the electronic music genre. Now let’s allow Marcus and Mike show off their wares in their own way. | + | “Retro” you can say that again! So then, urban modernity creates negative vibes that affect creativity. On top of that, as he confessed recently by email to the Guardian, in reference to the book You Are Not A Gadget (2010) by the American author Jaron Lanier, Mike believes that “modern technology often gives an illusion of empowerment while in reality it's increasingly all about removal of liberty, and homogenising the user base." This morose yet relevant observation of society has been growing for some time. It recalls the post-apocalyptic films of the 70s - Soylent Green (1973), Logan's Run (1976), Silent Running (1972), Phase IV (1974), etc. - paranoid low budget series of the early '80s (Italian zombie films notably). A fairly uninsightful and downright fanciful forecast, these films are much more interesting in that they reveal our social and ecological anxieties; our collective phobias. Despite the appearance of a clichéd Instagram, the cover of [[Tomorrow's Harvest]] just… fits: the San Francisco skyline breaks the line of a desolate horizon and disappears as if engulfed by an incandescent glow. We look upon a city as if in agony, then as a mirage, the persistent memory of a forgotten utopian future ... When the needle hits the vinyl, the atmosphere is almost palpable. Mike lays it on thick in the Guardian interview again "We've become a lot more nihilistic over the years. In a way we're really celebrating an idea of collapse (the track [[Collapse]] is in the middle of the album) rather than resisting it. It's probably quite a bleak album, depending on your perspective. It's not post-apocalyptic so much as it is about an inevitable stage that lies in front of us." So much for setting the scene. Certainly, based on one’s personal film experience, or the rapport that each of us has with the music of [[Boards Of Canada]], the album probably won’t evoke the same images. The precise dramatic outline drafted here by the Scottish duo, show that the random and abstract Super8 collages that once served as promotional videos are now an irrelevance. Even if we find a few smooth, familiar sounds, [[Tomorrow's Harvest]] is not really an album of progressive ambient electro or an acidic sound kaleidoscope. It was conceived as a soundtrack and must be taken as such. Unfortunately, today, no one is around to make the ideal film for it and this is probably also why nostalgia operates from the very first notes. [[Boards of Canada|The Sandison brothers]] also tip their hats to low budget series composers from the 70s and 80s : Mark Isham, Fabio Frizzi (the composer for Zombi 2 in 1979, a fake Italian Romero sequel), Stefano Mainetti (Zombie 3, 1988) Wendy Carlos (The Shining in 1980, Tron 1982) or John Harrison. The latter seems to find a special place in their repertoire. The sinking feeling of [[White Cyclosa]] (track 3 of [[Tomorrow's Harvest]]) strangely resembles the introduction that Harrison plays for The Dead Suite, from the soundtrack of Romero’s Day Of The Dead (1985), whilst not being as oppressive and nihilistic as a zombie film. The atmospheres are more subtly layered and the emotions that emerge more diverse, but no less intense. This is certainly one of the more sincere and moving tributes given to this genre of cinema from the electronic music genre. Now let’s allow [[Marcus]] and [[Mike]] show off their wares in their own way. |
title | Les Champs de la Machine |
---|---|
author | Sylvain Collin |
publication | Magic RPM |
date | July 2013 |
issue | 174 |
pages |
"Les Champs de la Machine" is a 2013 interview by Sylvain Collin. It originally appeared in Magic RPM. [1]
This is an original text copied verbatim from the original source. Do not edit this text to correct errors or misspellings. Aside from added wikilinks, this text is exactly as it originally appeared.
Dossier coordonné par Jean-François Le Puil
Article et Interview Sylvain Collin
Photographies Iain Campbell
Les Moissons du Ciel
La nostalgie comme arme de destruction massive : Boards Of Canada est allé chercher dans le passé un moyen (imaginaire) d’anéantir l’idéologie du progrès technologique que l’on nous vend au quotidien. La fratrie est revenue du voyage avec Tomorrow's Harvest, véritable petit chef-d’oeuvre de la musique électronique. Élaboré pendant plusieurs années, cet album exhorte l’auditeur à fantasmer une fin du monde différente : une apocalypse ironique et onirique. Un dialogue fantastique et jubilatoire entre George Orwell et George A. Romero mis en son avec une précision et une minutie exemplaires.
P28 Les Moissons du Ciel
Boards Of Canada à la lumière du jour d'après.
P34 LA GALAXIE S’ANIME Dès collègues de tous bords incitent le duo à s’ouvrir.
P37 LA MUSIQUE DES RÊVES Clap clap de fin en compagnie de Michel Gondry
Marcus Eoin et Mike Sandison auront beau le nier, ils sont très soucieux de la manière dont le public perçoit leur musique. Il n'y a absolument rien de méprisable à cela, bien au contraire. S'il avait pu, Stanley Kubrick aurait repeint lui-même les salles de cinéma qu'il n’estimait pas assez obscures pour projeter ses films. Pour Boards Of Canada, c'est un peu la même chose. Bon, d'accord, ils ne viendront pas régler eux-mêmes l’équaliseur de votre chaîne hi-fi ou changer la disposition de vos enceintes audiophiles, mais ils prennent soin de tous les détails, de l'enregistrement jusqu'à la promotion. Ainsi, c'est seulement lors de la sortie du LP précédent, The Campfire Headphase (2005), que le duo révèle du bout des lèvres être en réalité une fratrie. Pourquoi cacher un élément biographique a priori anodin ? Principalement pour éviter les comparaisons avec Paul et Phil Hartnoll d’Orbital, rétorquent-ils à l'époque. Curieux. Sans doute ont-ils aussi voulu échapper à toute une série de questions intimidantes sur leur enfance, leur famille, etc. À ce titre, il est particulièrement édifiant de relire les papiers écrits aux débuts des Beach Boys, de The Jesus And Mary Chain ou d'Oasis. En revanche, ce n'est pas difficile à imaginer, mais les Sandison s'entendent beaucoup mieux que les frères Wilson, Reid ou Gallagher. Gamins, ils jouent déjà de la musique ensemble. Vers dix ou douze ans, ils bricolent sur un magnétophone multi-pistes. Plus tard, Marcus monte un groupe de métal au lycée. Mike ne goûte pas autant ce genre de musique, mais les deux frangins continuent de composer conjointement à l'aide de leurs synthés. Le début des années 90 est le prologue de l'aventure de Boards Of Canada. Un cadre sonore se dessine lentement et des compositions prennent forme. Beaucoup de musique s'accumule sur les bandes. Assez pour sortir quelques disques, mais Mike et Marcus ne sont pas assez bons. Du moins, c'est leur avis, car pour avoir entendu quelques-uns de leurs vieux morceaux, des cassettes qu'ils distribuaient à leurs amis jusqu'à Boc Maxima (1996), cette première mouture de Music Has the Right to Children (1998), ils n'avaient pas grand chose à envier aux cadors de l’IDM de l'époque : Aphex Twin, The Orb, The Future Sound Of London, Autechre et Orbital, donc. Depuis sa première publication, Boards Of Canada prend le temps de dégrossir, de polir, de peaufiner et de fignoler jusqu'à parvenir au disque précis qu'il a en tête. Mike confie même être capable de dépenser du temps et de l'argent pour récupérer du matériel audio qui ne servira que pour une toute petite seconde de musique. Voilà probablement pourquoi Tomorrow's Harvest mit sept longues années à aboutir.
ZOMBIE
Dans les musiques électroniques, les dates de péremption des disques se révèlent parfois courtes : les jours peuvent valoir des semaines et les années des siècles. Boards Of Canada est assurément une denrée musicale non périssable. Si le temps ne semble pas avoir de prise sur leur musique, ça n'est pas uniquement parce que les deux frangins sont fanatiques d'équipements vintage. Certes, les vieilles machines confèrent une certaine patine à leur son, mais la situation géographique de leur résidence et de leur studio y contribue tout autant. C'est sûr, dans la campagne écossaise où sont reclus les deux compositeurs, le temps passe moins vite. Beaucoup moins vite. Si vivre ainsi isolés leur permet de développer un imaginaire différent, cela peut être aussi le chemin le plus direct vers le ressentiment antisocial et la paranoïa. Comment trouver le juste équilibre ? "Ah ah, mais nous ne sommes quand même pas des ermites !", nous précise Mike Sandison par email, une façon de communiquer privilégiée par le groupe à l'heure de promouvoir Tomorrow's Harvest dans le monde.
Vous avez dit rétrograde ? Les cités modernes émettent donc des ondes négatives qui nuisent à la créativité. Pour surenchérir, comme il l’avouait récemment (par mail) au Guardian en faisant référence au livre You Are Not A Gadget (2010) de l’essayiste américain Jaron Lanier, Mike considère que "la technologie contemporaine nous donne souvent l’illusion du pouvoir alors qu’en réalité elle ne cesse de nous retirer notre liberté et homogénéise le comportement des utilisateurs." Ce constat morose mais finalement pertinent sur la société a tendance à se propager depuis quelque temps. Il rappelle la vison des films d’anticipation post-atomique des années 70 - Soylent Green (1973), Logan’s Run (1976), Silent Running (1972), Phase IV (1974), etc. - et des séries B paranoïaques du début des années 80 (notamment les films de zombie italiens). Assez peu perspicaces voire franchement fantaisistes sur le plan de la prospective, ces films sont beaucoup plus intéressants sur ce qu’ils révèlent de nos angoisses sociales ou écologiques et de nos phobies collectives. Derrière l’apparence d’un cliché Instagram, la pochette de Tomorrow's Harvest est au diapason : la silhouette des immeubles de San Francisco brise la ligne d’un horizon désolé et disparaît comme phagocytée par une lueur incandescente. On contemple alors une cité agonisante, puis un mirage ; la rémanence d’un futur utopique oublié... Une fois le disque posé sur la platine, cette atmosphère est presque palpable. Mike en rajoute une couche, toujours auprès du Guardian:
Voilà pour le décor. Certes, en fonction de ses expériences cinématographiques, de ses lectures ou du rapport que chacun entretient avec la musique de Boards Of Canada, l’album n’évoquera probablement pas les mêmes images. Le canevas dramatique élaboré ici par le duo écossais est d’une précision telle que les collages aléatoires et abstraits de films Super 8 qui font office de vidéos promotionnelles ne sont pas aussi pertinents. Non, même si on y retrouve une certaine douceur sonore familière, Tomorrow's Harvest n’est vraiment pas un album d’electro ambient progressive ou un kaléidoscope sonore acidulé. Il a été conçu comme une bande originale de film et se doit d’être écouté ainsi. Malheureusement, aujourd’hui, plus personne n’est capable de tourner le long-métrage idoine et c’est sans doute aussi pour cela que la nostalgie opère dès les premières notes. Les frères Sandison reconnaissent d’ailleurs volontiers avoir beaucoup étudié les compositeurs des séries B des années 70 et 80 : Mark Isham, Fabio Frizzi (compositeur de Zombi 2 en 1979, fausse suite italienne des films de George A. Romero), Stefano Mainetti (Zombi 3, 1988), Wendy Carlos (The Shining en 1980, Tron en 1982) ou encore John Harrison. Ce demier semble trouver une place particulière dans leur panthéon. Le motif sonore décliné sur White Cyclosa, un extrait de Tomorrow's Harvest, ressemble ainsi étrangement à l’introduction que Harrison joue sur The Dead Suite, un extrait de la BOF de Day Of The Dead (1985), le film de George A. Romero. Certes, la tonalité générale de Tomorrow's Harvest n’est pas aussi oppressante et nihiliste qu’un film de morts-vivants. Les atmosphères sont plus nuancées et les sentiments qui s’en dégagent plus variés mais pas moins intenses. C’est en tout cas l’un des hommages les plus sincères et émouvants rendus par la musique électronique au cinéma de genre. Laissons maintenant Marcus et Mike étayer la belle affaire à leur manière.
NAZE
LA GALAXIE S’ANIME
Tenant son rang depuis quinze ans face aux autres artistes du label Warp, Boards Of Canada est apprécié et chéri par les amateurs de rock, pop, metal ou hip hop. Si la musique de Mike Sandison et Marcus Eoin envoûte, c'est souvent leur approche radicale de la production qui fascine leurs homologues musiciens. Certains d'entres eux ont tenu à leur poser une question ou deux. Un exercice contre nature pour le duo autarcique qui a tout de même joué le jeu sans mal.
COORDINATION JEAN-FRANÇOIS LE PUIL
TRADUCTION SYLVAIN COLLIN
YONI WOLF
(WHY?)
GHOST BOX RECORDS
(BELBURY POLY, THE FOCUS GROUP, ETC.)
BENOIT PIOULARD
PARSLEY SOUND
(EX-SLUM)
BIBIO
JACQUES GREENE
BENOIT PIOULARD
NEIL KRUG
(RÉALISATEUR DES VIDÉOS DE “Tomorrow's Harvest")
BENOIT PIOULARD
ANDREW HUNG
(FUCK BUTTONS)
BOOM BIP
JUSTIN BROADRICK
(JESU, GODFLESH)
BOOM BIP
JON HOPKINS
LA MUSIQUE DES REVES
MICHEL GONDRY
Cinéaste d’origine versaillaise pas forcément prophète en son pays, Michel Gondry, batteur en son temps du groupe Oui Oui, connait la musique. Auteur de clips pour Björk, Daft Punk ou The White Stripes, il a utilisé trois titres de Boards Of Canada dans la bande originale de The We And The I (2012). Le cinéaste explique pourquoi les disques de Mike Sandison et Marcus Eoin l’inspirent autant dans son travail.
POLICE
NB. En attendant de découvrir Is The Man Who Is Ta!! Happy?, son documentaire animé sur (et avec) le linguiste et philosophe américain Noam Chomsky, les films de Michel Gondry sont disponibles en DVD tout comme une sélection de ses vidéo-clips, The Work Of Director Michel Gondry (2003).
File compiled by Jean-François Le Puil
Article and Interview Sylvain Collin
Photographs Iain Campbell
HARVEST FROM HEAVEN
Nostalgia as a weapon of mass destruction: Boards Of Canada look into the past via an (imaginary) means in order to destroy the ideology of technological progress that we are sold on a daily basis. The brothers are back from their travels with Tomorrow's Harvest, true little masterpiece of electronic music. Developed over several years, this album urges the listener to fantasize a quite different conclusion to the end of the world: an ironic and dreamlike apocalypse. A fantastic and exhilarating dialogue between George Orwell and George A. Romero played with exemplary accuracy and thoroughness.
P28 HARVEST FROM HEAVEN
Boards Of Canada in the light of The Day After Tomorrow.
P34 THE GALAXY COMES TO LIFE Co-musicians from all walks of life encourage the duo to open up.
P37 THE MUSIC OF DREAMS Cut! Thats’s a rap! with Michel Gondry
Marcus Eoin and Mike Sandison will try to deny it, but they are very concerned about how the public perceives their music. There is absolutely nothing contemptible in that, quite the contrary. If he could have, Stanley Kubrick himself would have painted the theaters where his films were playing if he felt that they weren’t dark enough. For Boards Of Canada, it's a bit the same. Well, okay, they won’t come and set the equalizer on your stereo for you or change the layout of your audiophile speakers, but they will take care of all the details; from recording to promotion. So it’s only with the release of the LP, The Campfire Headphase (2005), that the duo reveal that they are actually brothers. Why hide such a bland biographical fact? Mainly to avoid comparisons with Paul and Phil Hartnoll of Orbital, they argued at the time. Curious. No doubt they also wanted to avoid a series of questions about their childhood, family, etc. As such, it is particularly instructive to read the articles written at the time about the Beach Boys, The Jesus And Mary Chain and Oasis. However, it’s not so hard to imagine that the Sandisons get along a lot better than the brothers Wilson, Reid or Gallagher. As kids, they already played music together. When they were ten or twelve years old, they tinkered with multi-track VHS. Later, Marcus joined a metal band in secondary school. But that wasn’t Mike’s style, even then, the two brothers continued to fiddle with their synths together. The early 90s is the prologue to the story of Boards Of Canada. A musical framework slowly takes shape and compositions are born. The tracks they made during that period would be enough to fill a few albums, but Mike and Marcus just weren’t good enough, at least, that was their opinion. Having heard some of their old songs; cassettes they distributed to their friends up until the release of Boc Maxima (1996); the first version of Music Has the Right to Children (1998), it’s clear they had what it takes to make the heavyweights of the IDM era (Aphex Twin, The Orb, The Future Sound Of London, Orbital and Autechre) green with envy. Ever since their first release, Boards Of Canada took time out to trim down, polish, refine and tweak to achieve the style they had in mind. Mike once said he could easily spend time and money to recover the right audio material just for a few seconds of music. This is probably why, Tomorrow's Harvest took seven long years to reap.
ZOMBIE
In electronic music, the expiry dates can be short: the days can be worth a few weeks, the years a century. Boards Of Canada’s is the sort that doesn’t ever seem to go out of date. If it seems that time has no hold over their music, it could be that the two brothers are fond of vintage equipment. Certainly, their old equipment give a certain patina to their sound, but their choice of abode and studio location must play a part, too. Of course, in the Scottish countryside where the reclusive composers live time passes slower. Much slower. If living in such isolation allow them to develop a different world, it’s also a direct route to feelings of resentment and antisocial paranoia. How to find the right balance? "Aha, but we’re not really hermits", Mike makes clear, email being the preferred means of communication favored by the group at the time of promotion of Tomorrow's Harvest in the world.
“Retro” you can say that again! So then, urban modernity creates negative vibes that affect creativity. On top of that, as he confessed recently by email to the Guardian, in reference to the book You Are Not A Gadget (2010) by the American author Jaron Lanier, Mike believes that “modern technology often gives an illusion of empowerment while in reality it's increasingly all about removal of liberty, and homogenising the user base." This morose yet relevant observation of society has been growing for some time. It recalls the post-apocalyptic films of the 70s - Soylent Green (1973), Logan's Run (1976), Silent Running (1972), Phase IV (1974), etc. - paranoid low budget series of the early '80s (Italian zombie films notably). A fairly uninsightful and downright fanciful forecast, these films are much more interesting in that they reveal our social and ecological anxieties; our collective phobias. Despite the appearance of a clichéd Instagram, the cover of Tomorrow's Harvest just… fits: the San Francisco skyline breaks the line of a desolate horizon and disappears as if engulfed by an incandescent glow. We look upon a city as if in agony, then as a mirage, the persistent memory of a forgotten utopian future ... When the needle hits the vinyl, the atmosphere is almost palpable. Mike lays it on thick in the Guardian interview again "We've become a lot more nihilistic over the years. In a way we're really celebrating an idea of collapse (the track Collapse is in the middle of the album) rather than resisting it. It's probably quite a bleak album, depending on your perspective. It's not post-apocalyptic so much as it is about an inevitable stage that lies in front of us." So much for setting the scene. Certainly, based on one’s personal film experience, or the rapport that each of us has with the music of Boards Of Canada, the album probably won’t evoke the same images. The precise dramatic outline drafted here by the Scottish duo, show that the random and abstract Super8 collages that once served as promotional videos are now an irrelevance. Even if we find a few smooth, familiar sounds, Tomorrow's Harvest is not really an album of progressive ambient electro or an acidic sound kaleidoscope. It was conceived as a soundtrack and must be taken as such. Unfortunately, today, no one is around to make the ideal film for it and this is probably also why nostalgia operates from the very first notes. The Sandison brothers also tip their hats to low budget series composers from the 70s and 80s : Mark Isham, Fabio Frizzi (the composer for Zombi 2 in 1979, a fake Italian Romero sequel), Stefano Mainetti (Zombie 3, 1988) Wendy Carlos (The Shining in 1980, Tron 1982) or John Harrison. The latter seems to find a special place in their repertoire. The sinking feeling of White Cyclosa (track 3 of Tomorrow's Harvest) strangely resembles the introduction that Harrison plays for The Dead Suite, from the soundtrack of Romero’s Day Of The Dead (1985), whilst not being as oppressive and nihilistic as a zombie film. The atmospheres are more subtly layered and the emotions that emerge more diverse, but no less intense. This is certainly one of the more sincere and moving tributes given to this genre of cinema from the electronic music genre. Now let’s allow Marcus and Mike show off their wares in their own way.
LAME